Suite à son intervention à Brasilia le 21 juin 2018, lors de la conférence ‘ ‘UE-Brésil: Fake news — Expériences et défis”, en présence du Président du Tribunal supérieur électoral (TSE), Luiz Fux, et de l’Ambassadeur de l’UE au Brésil, Christophe Leclercq a répondu en français aux questions de Gabriel Luiz, journaliste de la TV brésilienne Globo (lire cet entretien en portuguais: “ Para vencer fake news, especialista europeu aposta em mais cooperação e menos acionamento da Justiça”, traduit en français ci-desssous).
De plus, un reportage a été diffusé sur TV Globo concernant cette conférence ( disponible via ce lien), citant la contribution de M. Leclercq. TV Globo est le principal réseau de télévision au Brésil. Fondé le 26 avril 1965 à Rio de Janeiro, il s’appuie sur ses cinq stations de télévision à Rio de Janeiro, São Paulo, Belo Horizonte, Brasília et Olinda, et plus de cent stations affiliées, pour couvrir l’ensemble du pays. Globo 1 est le site web lié à TV Globo.
‘ ‘Pour contrer la désinformation, un spécialiste européen parie sur plus de coopération, tout en ayant moins recours à la justice
Christophe Leclercq est membre du groupe d’experts de l’Union européenne chargé de développer des stratégies pour faire face à la prolifération de la désinformation en ligne. Politologue, il était au Brésil en tant qu’intervenant lors de l’événement organisé par la Cour Suprême du Brésil, et il a parlé avec le média Globo 1, G1.
Les effets nocifs provoqués par les ‘’fake news’’ génèrent des craintes de plus en plus grandes de la part des autorités publiques. D’ailleurs, le président de la Cour Électorale brésilienne, Luiz Fux, a confirmé que les élections pourraient être annulées si le résultat était influencé par des ‘fake news’ diffusées de façon massive.
Il s’agit de la première déclaration de ce genre de la part d’un représentant de la justice brésilienne. La phrase est survenue lors d’une conférence internationale traitant de ce sujet, en présence de la Délégation de l’Union Européenne au Brésil. Christophe Leclercq était parmi les intervenants venus pour partager leurs expériences afin de faire face à cette épidémie.
Formé en sciences politiques, ce français de 55 ans est un des 39 spécialistes qui ont intégré le ‘’High Level Expert Group on online disinformation’’. Il s’agit d’un groupe d’experts créé par la Commission Européenne pour élaborer des politiques et des mesures pour contrer la désinformation en ligne. Il est aussi le fondateur d’EURACTIV, un média en ligne spécialisé sur les politiques publiques européennes.
Au cours de cette interview, Christophe Leclercq a mis en avant l’urgence de créer des mécanismes internes afin d’empêcher la propagation de mensonges et de ‘’fake news’’, et il affirme que les autorités judiciaires doivent éviter d’être impliquées dans ce domaine. Un autre point qu’il aborde est la nécessité de donner plus de force aux activités de fact-checking — la vérification, par des journalistes, des informations qui circulent sur le web.
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G1: Même si vous dites que le problème des ‘’fake news’’ est préoccupant, vous pariez sur une sorte de co-régulation au lieu de préconiser une réponse judiciaire visant à supprimer les ‘’fake news’’. De quelle façon ?
Leclercq: Dans l’esprit de la co-régulation, nous devons fixer des objectifs pour les propriétaires de plateformes [comme les réseaux sociaux ou les applications de messagerie]. Je suggère que le gouvernement brésilien et le TSE convoquent Facebook et WhatsApp et leur demandent de mettre en pratique les moyens nécessaires [pour lutter contre les fausses informations].
En Europe, le ‘’Groupe d’experts de haut niveau sur la désinformation’’ a longuement débattu des moyens pour diluer les fausses informations. Autrement dit, pour leur donner moins de visibilité. La voie à suivre est d’encourager les plateformes à inclure des signaux dans leurs algorithmes, déterminant, a priori, la crédibilité des différentes sources d’information. Et cela a un effet immédiat.
Par exemple, si une information provient d’une source crédible, elle devrait apparaître ‘’en haut’’, à moins qu’un vérificateur ne dise qu’elle est fausse. Si un article de “Russia Today” paraît sur le même sujet, il devrait être plus difficile de le trouver en ligne et d’en faire la publicité. Sauf si un vérificateur montre que l’information est vraie. Dans ce cas, sa visibilité augmenterait.
En d’autres termes, nous devons travailler avec les plateformes et promouvoir des algorithmes pour empêcher que les ‘’fake news’’ ne deviennent virales.
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G1: En d’autres termes, en quoi consiste cette co-régulation ?
Leclercq: La co-régulation est intermédiaire entre la législation prescriptive et la self-régulation. Il s’agit de fixer des objectifs et un système de mesure et de dire aux acteurs privés: ‘soit vous atteignez les objectifs rapidement sur la base d’un accord entre vous, soit nous allons légiférer, et surtout faire savoir que vous n’êtes pas de bons citoyens’. C’était l’option en Europe parce qu’elle est beaucoup plus rapide et moins controversée. Notre “Code de bonne pratique” sera publié en juillet et la première mesure d’efficacité sera en novembre.
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G1: Les experts soulignent que le Brésil est différent des autres pays parce que la désinformation se propagent beaucoup plus par WhatsApp que par d’autres réseaux. Comment cela fonctionnerait avec les applications de messagerie ?
Leclercq: Mon hypothèse est qu’il devrait aussi être possible de ‘’signaler’’ ou de freiner les messages privés inspirés par des ‘’fake news’’. Cela n’autorise pas les tiers à accéder à ces messages. Cela préserve la vie privée de l’utilisateur.
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G1: Et si les entreprises ne collaborent pas ?
Leclercq: Facebook et Google ont tout intérêt à collaborer. Pour plusieurs raisons: protéger les annonceurs, éviter les scandales pouvant affecter les cotations boursières (comme ce fut le cas avec Cambridge Analytica), éviter des lois plus restrictives ou des affaires individuelles. C’est pourquoi, lors du dialogue entre le Brésil et l’Europe sur le sujet, ils ont présenté plusieurs initiatives.
En Europe, l’utilisation du droit de la concurrence est un instrument important pour faire évoluer ces plateformes, en anticipant les fausses informations possibles. Ici à Brasilia, j’ai recommandé d’apporter ces outils également au Brésil.
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G1: Vous avez mentionné l’affaire Cambridge Analytica. Comment voyez-vous les réactions à cette fuite de données en lien avec Facebook ?
Leclercq: Le dirigeant de Facebook, Mark Zuckerberg, a promis d’éviter que cela ne se reproduise. Nous devons vérifier de près si ce qu’il dit est mesurable. Il avait besoin de dire quelque chose pour que son cours de bourse remonte. Il faut voir s’il a vraiment accompli ce qu’il a promis.
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G1: Pour vous, il ne fait aucun doute que les ‘’fake news’’ ont un impact politique. Vous mentionnez même leur influence lors des élections des États-Unis et lors du Brexit. Pouvez-vous donner plus de détails ?
Leclercq: Les tentatives de manipulation aux États-Unis sont claires et sujettes à enquête. Principalement, mais pas seulement, concernant la dimension russe et Cambridge Analytica. Au Royaume-Uni, il s’agit davantage de ‘’fake news’’ “domestiques”. Par exemple, le montant divulgué sur les remboursements du pays à l’Union européenne était un mensonge.
Malheureusement, certains tabloïds ont participé à cette campagne [pendant les débats sur le Brexit]. Et les médias de qualité, comme la BBC, ont jugé que l’équilibre était plus important que la véracité des faits. En d’autres termes, ils n’ont pas joué le rôle d’enquêteur. Ils ont simplement ouvert leurs micros des deux côtés de cet argument.
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G1: Quel alors est le rôle de la presse ?
Leclercq: La presse a un double rôle. Tout d’abord, fournir un contenu de qualité. Le ministre Luiz Fux a même déclaré avant ma présentation au TSE: “Nous avons besoin de plus de presse, plus de journalisme.”
De plus, les médias peuvent jouer un rôle de sélection, allant du choix des sujets à vérifier, voire de ce qui a fait l’objet de recherches approfondies. Les petits médias peuvent également jouer un rôle, en particulier dans le cas des ONG qui réunissent des fact-checkers. Il y en a plusieurs au Brésil, de qualité et reconnues dans le monde entier.
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G1: Revenons aux ‘fake news’, pourquoi ne pouvez-vous pas laisser cela à la justice ?
Leclercq: J’ai été impressionné par le pouvoir et l’autorité morale des juges au Brésil, et je constate le ‘pouvoir des juges’. De nombreuses publications sur les médias sociaux sont censurées par les juges, mais cela peut nuire à un certain nombre de principes. Ces mêmes instruments aux mains d’un gouvernement mal intentionné pourraient être dangereux.
De plus, un procès prend du temps. Juger de la qualité et de la pertinence des informations en 24 heures ou 48 heures, c’est déjà trop long pour empêcher qu’une ‘’fake news’’ ne devienne virale.
En France, nous avons eu “Macronleaks” [la fuite des e-mails président actuel, Emmanuel Macron, lors de la campagne présidentielle]. Si un juge essayait d’effacer une publication basée sur cela, ce serait contre-productif: cela pourrait être vu comme une censure, et l’autre partie pourrait même obtenir quelques votes. Ce qui s’est passé, c’est que la presse a été très responsable et tout a commencé à être analysé après les élections.
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G1: Le ministre Luiz Fux a déclaré qu’une élection pourrait être annulée s’il est prouvé que le résultat a été influencé par des ‘’fake news’’. Comment voyez-vous cela ?
Leclercq: Je ne suis pas un expert en droit constitutionnel, mais il me semble délicat de ne pas valider une élection en allant contre l’avis de la majorité des citoyens, même si la population a été conduite à voter pour quelqu’un par le biais de la désinformation. Cela pourrait conduire à un désordre considérable, et même au retour d’un ordre non démocratique.
Aux États-Unis, le président [Trump] a été élu par une minorité d’électeurs après une campagne douteuse. Mais le résultat a été accepté. Il aurait pu être destitué, mais Hillary Clinton a reconnu sa défaite, autrement il y aurait eu une guerre civile. Concernant les ‘fake news’ et avant les élections, il est particulièrement nécessaire de prévenir et d’éduquer le public.
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G1: Qu’est-ce qui fonctionne Brésil et qu’est-ce qui doit encore être amélioré ?
Leclercq: L’autorité morale des juges doit être utilisée pour permettre la co-régulation, et leur pouvoir — de sanction — doit être mise en œuvre aussi peu que possible. Mais j’ai aussi remarqué la solidarité et la qualité de la presse brésilienne et la création de solutions pour apporter des changements, et pour éviter le pire.
Avant tout, ce que vous avez à construire c’est une alliance pour éviter les tentatives de désinformation. Ce qui est fait en Europe pour 28 pays en six mois, devrait être possible dans une seule langue en quatre mois. Les plateformes sont les mêmes, et des technologies existent pour diluer les ‘’fake news’’.
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G1: Quand une ‘fake news’ se répand, qui sont les coupables?
Leclercq: C’est la faute, potentiellement légale, à la fois de l’auteur et de la plateforme qui diffuse l’information. Les utilisateurs ont davantage une responsabilité morale, et celle-ci doit être renforcée par l’éducation, et non pas par les tribunaux.
L’internaute peut jouer un rôle utile en signalant des messages douteux afin d’attirer l’attention des plateformes et des fact-checkers. Mais il est de la responsabilité des plateformes de donner ces outils, de rémunérer les fact-checkers (en respectant leur indépendance), et d’utiliser des signaux de manière semi-automatique. Nous devons de toute urgence augmenter le nombre de fact-checkers et les amener à travailler ensemble.
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G1: Enfin, savons-nous quelles sont les intentions de ceux qui créent ‘fake news’ ? Connaissons-nous l’origine de ce que nous voulons combattre ?
Leclercq: Il y a toute une typologie des ‘fakes news’. La satire (humoristique explicite) est explicitement exclue de cette définition: rire est aussi une forme de liberté d’expression. C’est l’intention cachée de tromper qui est déterminante pour dénoter la désinformation, que ce soit pour des raisons commerciales ou politiques. Les ‘click baits’ pour déclencher des revenus publicitaire vont se réduire avec la transparence sur la publicité : quel annonceur souhaite associer son image à des ‘’fake news’’. Concernant la publicité, c’est plus compliqué mais possible.
En Europe et aux Etats Unis, certains groupes extrêmes et certains puissances étrangères souhaitent principalement polariser la scène politique, et discréditer les institutions. Si j’ai bien compris, au Brésil, la crainte est plutôt la diffamation de certains candidats, par des groupes proches de leurs opposants. En conclusion: il ne faut pas censurer, mais il est encore temps de réduire l’impact des ‘fake news’ à venir, en responsabilisant les plateformes et en approfondissant la coopération avec les autorités et les médias. Oui, il est encore temps!”